“Paysans du ciel à la terre” : les agriculteurs invités à remettre le couvert

Au printemps 2018, le photographe aérien Philippe Fruitier livre d’impressionnants clichés de coulées de boue qui sont apparues sur les terres d’Artois. Ces cicatrices apparentes ne sont en fait que les symptômes d’un mal bien plus profond, comme il l’a découvert en posant son aéronef pour aller à la rencontre d’agriculteurs du territoire : « Je ne m’imaginais pas qu’être là-haut allait m’emmener le nez dans la terre. » Ce fils et frère d’agriculteur a assisté à la disparition des arbres, haies, fossés et prairies, et parallèlement à de plus en plus fréquentes coulées de boue. Ces deux phénomènes sont évidemment liés et bien visibles, mais les causes profondes sont à chercher dans le sol. « La bêche pour un agriculteur, c’est comme le stéthoscope du médecin », s’amuse l’un des paysans, les mains dans la terre. Car c’est bien là que réside le fond du problème, comme le découvre Philippe Fruitier au fil de son enquête. « Le sol est devenu une matière inerte », constate le maire de Rivière, même si « rien n’est perdu, il y a toujours de la vie », selon Théo Sergheraert, qui a installé la société Greensol à Ramecourt.

L’avant-première au Régency a été suivie par une discussion animée avec des agriculteurs et les spectateurs.

Néanmoins, pour que la terre reprenne vie, il s’avère nécessaire de sortir de l’agriculture intensive et de reconnecter les pratiques avec les cycles naturels, comme en attestent dans le documentaire des agriculteurs aux pratiques diverses, mais qui partagent tous un même constat : « Il faut revenir au principe de base : nourrir le sol. On s’est trop focalisés sur la plante qu’on voulait faire pousser, sans se préoccuper de ce qu’il y a en-dessous. » Tous les intervenants s’accordent sur la nécessité de réduire les insecticides, herbicides, fongicides et autres pesticides : « Réduire les insecticides permet de favoriser les auxiliaires, comme les larves de coccinelles. À force de limiter les produits, j’avais de plus en plus d’auxiliaires. Quand un champ est rouge de coccinelles, c’est qu’il y a des pucerons et je n’interviens surtout pas, même si je peux avoir de petites attaques, qui impactent un peu le rendement », explique Maximilien Hoguet, installé à Œuf-en-Ternois, qui a également repensé ses pratiques d’élevage : « L’élevage permet d’enrichir les sols, avec un pâturage tournant dynamique, où on change de parcelle tous les jours. Depuis quarante ans, on est parti sur de l’élevage hors-sol, c’est une catastrophe. Si on avait des prairies autour des villages, on éloignerait les risques liés aux produits phytosanitaires. » Maximilien Hoguet continue néanmoins d’utiliser du glyphosate pour éviter de travailler le sol et donc de perturber son équilibre, ce qui constitue une ligne de fracture entre les pratiques. Tous les agriculteurs interrogés par Philippe Fruitier s’entendent sur l’indispensable réduction des intrants, mais certains estiment qu’il faut les supprimer totalement. « On n’a pas de solution pour concilier le bio et la conservation des sols », selon le biologiste Marc-André Selosse.

Installé à Œuf-en-Ternois, Maximilien Hoguet est un des agriculteurs ayant changé ses pratiques.

Ainsi, l’agriculture biologique nécessite généralement de retourner les sols, tandis que l’utilisation de phytosanitaires évite de les travailler, mais les pollue. Cette opposition entre production raisonnée et bio s’est imposée dans le débat organisé au Régency à l’issue de la projection du documentaire, les deux camps étant irréconciliables sur l’utilisation ou non de produits phytos. Néanmoins, tous partagent la même prise de conscience de l’impérieuse nécessité de redonner vie à la terre. Le documentaire apporte plusieurs débuts de solutions, mais l’une semble s’imposer à tous : le recours aux couverts végétaux, qui retiennent la terre en cas d’intempéries, l’aèrent grâce à leurs racines, la nourrissent, offrent un habitat aux divers organismes, et captent même le carbone dans l’atmosphère. Ces paysans qui ont pris conscience de la nécessité de sortir de l’agriculture intensive ont également retrouvé le plaisir de se promener dans leurs champs, d’observer la terre et ses habitants, d’écouter les oiseaux revenus. « On ne va pas revenir en arrière, mais on doit dessiner un nouveau modèle pour l’agriculture de demain », estime Jean-Paul Daellenne, cultivateur à Oppy. S’ils sont encore minoritaires dans l’Artois, ces agriculteurs sont des pionniers d’un changement qui semble indispensable à la vie de la terre et de ses habitants, et ne veulent plus être vu comme des exploitants mais bien comme des paysans.

Paysans du ciel à la terre, à voir cette semaine au cinéma Le Régency.


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