« Salut, si tu veux toujours aller à la teuf : 50.239321, 2.158898*. 😉 » Les coordonnées correspondent à un point au milieu de nulle part, dans la campagne d’Auxi-le-Château – alors que le rendez-vous était initialement prévu à Averdoingt. Minuit a sonné, le GPS calcule la route à travers les villes, villages puis champs, jusqu’à une voie privée qui se transforme rapidement en chemin de terre. Au bout du bout du sentier, des voitures apparaissent dans la lumière des phares. Une fois le moteur coupé, une rythmique et un halo lointains confirment le lieu de la fête. La fin du trajet doit s’effectuer à pied, sur quelques centaines de mètres à travers le champ et l’obscurité, pour atteindre la lumière qui émerge de la lisière d’une forêt. Au fil des pas, la musique se précise et les premières silhouettes apparaissent dans un sous-bois éclairé par de puissants projecteurs. Une soixantaine de jeunes fêtards ont envahi l’orée, rassemblés autour d’un mur d’enceintes qui crache à intervalles réguliers des « boom boom » et une musique qui a oublié les temps de respiration. La forêt sert de couverture et de décor. Un tonneau métallique a été transformé en brasero et sa paroi percée de trous laisse apparaître à la lueur des flammes sept lettres : TETATEK.
« Respect du site et des organisateurs. Si tu viens avec tes déchets, tu repars avec »
Sous ce nom se cache un petit groupe de copains, tous issus du Ternois, comme la plupart de leurs compagnons de nuit venus d’Auxi, Frévent, Saint-Pol, mais aussi d’Arras. Certains sont toujours au lycée, d’autres déjà dans la vie active, mais peu ont dépassé la trentaine. Ils sont une soixantaine, amateurs de free parties, des « fêtes libres » organisées en pleine nature autour de la musique électronique, bien souvent sans autorisation des propriétaires des lieux. S’ils auront disparu avant d’être découverts, les teufeurs tiennent à laisser le moins de traces possible de leur passage : « Respect du site et des organisateurs. Si tu viens avec tes déchets, tu repars avec » est le credo. « On nettoie tout avant de partir, on ne veut rien laisser derrière nous, assurent les organisateurs. On est venus ici car, au moins, on n‘empêche personne de dormir. C’était prévu à Averdoingt à la base, mais on a récupéré trois kilos de son : on a dû trouver un endroit plus isolé. » Malgré le volume, les danseurs se collent à la façade, se laissant porter par la musique hypnotique élaborée en direct par les DJ qui se succèdent aux platines. Ici, il ne s’agit pas d’envoyer le meilleur tube de Sardou ou le dernier PNL pour emballer la foule, mais plutôt de faire monter la tension pour ensuite laisser exploser une avalanche sonore, dont la seule limite est celle des enceintes. Autour de la piste de danse, dans un grand demi-cercle, des noctambules se réchauffent près du feu, discutent debout en petits groupes, ou assis par terre. La fête se veut ouverte à tous, mais nécessite d’être parrainé par un habitué, ne serait-ce que pour en connaître le lieu. Les nouveaux venus sont donc accueillis avec bienveillance, puisqu’ils ont forcément été invités. A vingt ans, Thibault* découvre sa première teuf, arborant un grand sourire et des lunettes de soleil, à trois heures du matin. Il partage avec ses compagnons du soir son cocktail de vodka-orange : « Ne buvez pas tout, je n’ai que ça pour la soirée ! » Il s’est accordé quelques taffes sur un joint pour sa première rave, comptant sur son capitaine de soirée pour le ramener à bon port.
« On continue tant que des gens dansent, on peut tenir jusqu’en début d’après-midi »
Pas de bar dans la forêt et l’alcool ne coule pas à flots, même si la poubelle déborde de bouteilles et canettes en tous genres. A la fumée du brasero se mêle celle des pétards qui semble tout aussi naturelle aux jeunes teufeurs. Sur les autres drogues, les fêtards sont plus mesurés, voire prudents. Si l’un d’entre eux n’exclut pas de prendre un ecsta en fin de soirée – donc au petit matin – son camarade est plus prudent, hésitant même à partager une cigarette, de peur d’absorber du LSD à l’insu de son plein gré. Une organisatrice souligne même les dangers de l’inhalation de protoxyde d’azote, dont les cartouches – vendues légalement – contiennent un gaz hilarant mais aussi dangereux, pouvant provoquer « un gel des poumons » selon la jeune teufeuse. « On ne peut pas nier le problème de la drogue dans les free, reconnaît un organisateur, mais nous ne pouvons pas changer le monde à ce sujet. Nous, ce que nous recherchons en faisant ce genre de soirées, c’est de faire plaisir aux copains et avant tout de nous faire plaisir à nous-mêmes. » Au milieu de nulle part, dans une fête illégale, aucun service de secours ou de médecin n’est présent et les pompiers auraient quelques difficultés à trouver et accéder au lieu en cas d’intervention. Heureusement, ce soir, tout se déroule dans le calme – sauf pour la faune nocturne qui a dû s’exiler pour quelques heures. « On continue tant que des gens dansent, on peut tenir jusqu’en début d’après-midi », prédisent les membres de Tetatek, dont la principale crainte est de voir les gendarmes débarquer pour mettre un terme à la fête. Les DJ auront emmené les teufeurs jusqu’au coucher de la lune, puis au lever du soleil, avant de repartir sans laisser plus de traces que celles sur la piste de danse improvisée au milieu des arbres. Seuls les plus vaillants tiendront jusqu’au bout et à cinq heures du matin, quelques voitures ont déjà disparu du parking improvisé, tandis que d’autres accueillent des noctambules fatigués ou frigorifiés. Les dernières basses encore audibles au loin sont recouvertes par le bruit du moteur et du chauffage, et le GPS calcule le chemin du retour, sans trop savoir où est son point de départ.
* Coordonnées GPS et prénoms ont été modifiés.