Après avoir incarné un syndicaliste enragé dans En guerre et un chômeur rompu dans La loi du marché, Vincent Lindon enfile le costume d’un « pauvre petit directeur de site de province », pris en étau entre ses ouvriers menacés par un plan social et la direction d’une multinationale qui cherche à « dégraisser partout où c’est possible » pour engraisser ses actionnaires. Dans le même temps, le directeur d’usine doit faire face à un divorce, conséquence de ses nouvelles responsabilités, et au burn-out de son fils en école de commerce. Pour ce troisième drame social, le réalisateur Stéphane Brizé a souhaité montrer que les cadres des grandes entreprises sont aussi des rouages d’un système qui les écrase, du moins s’ils osent garder un peu de morale et d’humanité. Tous ne sont évidemment pas comme cela mais le personnage de Philippe Lemesle s’essaie au grand écart, tentant à la fois de rester loyal à son entreprise et de préserver ses collaborateurs, réduits à l’état de chiffres, de tableaux et de graphiques. Une position intenable qui poussera le directeur a choisir entre l’homme et la machine.
« C’est du vrai cinéma : ce personnage, il n’existe pas ! », commentait un spectateur du Régency à l’issue de la projection de l’avant-première d’Un autre monde. Le producteur Christophe Rossignon a nuancé : « C’est une fiction, pas un documentaire, mais le réalisateur Stéphane Brizé s’est beaucoup documenté, a rencontré d’anciens cadres qui sont passés par là. C’est inspiré de faits réels. On n’est pas là pour trouver des solutions mais pour raconter des histoires. » Un autre monde est moins sombre et tragique qu’En guerre ou La loi du marché, mais il s’inscrit dans la même lignée. Vincent Lindon endosse à merveille le rôle du directeur tourmenté qui n’a pas « les couilles de couper les branches », comme le lui reproche sa supérieure hiérarchique, implacablement incarnée par Marie Drucker. Sandrine Kimberlain et le prometteur Anthony Bajon interprètent la cellule familiale, éclatée par la course à la réussite chiffrée. Le reste du casting est complété par des acteurs amateurs, parmi lesquels le producteur du film, qui s’est retrouvé à jouer un autre directeur de site, moins scrupuleux que celui porté par Vincent Lindon.
Un rôle à contre-emploi pour Christophe Rossignon qui défend une vision optimiste de la société et qui croit justement en un autre monde : « Peut-être qu’à force de prises de conscience des uns et des autres, on pourra dire stop. Tous ensemble, collectivement, on peut essayer de faire évoluer un peu les choses. » Après tout, avec Au nom de la terre, il a bien réussi à tirer une larme à Emmanuel Macron qui a ensuite lancé une commission parlementaire sur le suicide des agriculteurs, comme il l’a raconté aux spectateurs du Régency : « C’est très rare. On avait tenté de faire bouger les choses avec Welcome (NDR : qui évoquait, en 2009 et déjà avec Vincent Lindon, la situation des réfugiés de Calais) mais on n’a pas réussi. » Cette fois, pour espérer peser sur le réel, il faudrait qu’il projette son film aux loups de Wallstreet, mais comme ils le disent eux-mêmes dans Un autre monde : « Nobody gives a fuck ! »