Dimanche, j’ai eu envie de me retrouver seul, de m’éloigner des réseaux et des infos, du brouhaha actuel. Je suis parti me balader dans un de ces nombreux jolis petits sentiers du Ternois. Au bout d’une vingtaine de minutes peut-être, mon chemin croise celui d’un promeneur solitaire qui semble perdu dans ses rêveries. Il me salue, s’arrête à ma hauteur et engage la conversation, me confessant son bonheur d’être ici, loin des agitations. J’approuve du chef et lui parle ouvertement de mon stress, généré par cette situation sanitaire et surtout par tous les débats qui l’entourent, avec cette impression de devoir choisir un camp. Je lui confie que l’utilisation du mot « liberté » à tort et à travers, comme si c’était un symbole que chaque camp pouvait brandir et qui lui garantissait d’être du bon côté, génère chez moi des colères mêlées de tristesse.
« L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est la liberté. »
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (Livre I, chapitre 8)
Il réfléchit un moment, comme si je lui avais demandé de trancher le débat, puis me dit qu’en acceptant de vivre ensemble, dans une même société, les citoyens acceptent de perdre une part de liberté afin d’obtenir l’égalité, ainsi que la « vraie » liberté : pas celle de faire ce qu’on veut, mais bien la liberté de ne pas être soumis à la volonté d’autrui, grâce aux lois. Ainsi, il conclut : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est la liberté. » Impressionné par cette vision, je lui rétorque que c’est beau, mais idéaliste : une loi ne peut pas représenter la vision de tous, chacun ayant un avis différent, et donc une loi peut être source de malheur pour une personne sans lui apporter aucune liberté. Jean-Jacques – puisque nous en étions à échanger nos prénoms – me répond que selon lui, la loi est le fruit de la volonté générale, « toujours droite et qui tend toujours à l’utilité publique » : c’est l’opposé de la volonté de tous, qui est la somme des intérêts privés. Ainsi, lorsqu’une loi n’est pas dans notre intérêt privé, il faut accepter qu’elle soit dans l’intérêt général. « Comment savoir quand une loi représente l’intérêt général ou des intérêts privés ? », lui opposé-je. « Plus le concert règne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante », rétorque-t-il. A contrario, les longs débats et dissensions sont le signe de l’ascendant des intérêts particuliers : Jean-Jacques me soutient que plus le sujet abordé a des conséquences importantes sur le peuple, plus le résultat du vote devrait s’approcher de l’unanimité.
« Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale. »
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (Livre IV, chapitre 2)
Je lui confirme que la période donne parfois l’impression d’un brouhaha permanent qui n’est pas au service de l’intérêt général, mais une dérive pour l’un peut-être un bon choix pour l’autre. Ainsi, concernant la loi sur le pass vaccinal qui fait l’actualité, certains peuvent avoir l’impression à la fois d’être plus libres (car ils suivent une loi qui leur apporte une sécurité) et d’autres qu’elle les soumet (car ils ne l’approuvent pas, voire la subissent sans l’avoir votée) : tout dépend si on approuve le gouvernement et son action. Le promeneur me regarde fixement avant de me dire, comme une évidence, que la question est en fait mal posée : le citoyen consent à toutes les lois, même « celles qu’on passe malgré lui », car « la volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale, et ce n’est que par elle qu’ils sont libres ». Dès lors, « quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale » : si un résultat majoritaire est autre que ce que j’ai voté, c’est donc que je m’étais trompé dans ma conception de la volonté générale. Il serait donc nécessaire que nos représentants votent constamment dans l’idée de l’intérêt général et non dans celui de leur parti ou des citoyens qu’ils représentent ? Selon mon compagnon de promenade, « toute loi que le peuple en personne nʼa pas ratifiée est nulle; ce nʼest point une loi ». « Mais c’est impossible, m’emporté-je, on ne peut pas tous voter chaque loi, c’est pour ça qu’on a des représentants ! » Celui qui m’a dit être un écrivain-philosophe sourit et me répond simplement qu’un gouvernement démocratique suppose un État où le peuple soit facile à rassembler, pour qu’il puisse participer à toutes les décisions et ainsi les accepter. Puis ses épaules tombent. C’est justement ce qui l’inquiète, lui : les élections à venir, l’abstention qui gronde et ce qu’elle exprime. Il me dit avoir l’impression que notre organisation démocratique ne semble plus permettre l’expression collective et la responsabilité individuelle, mais favoriser l’exercice du pouvoir et la domination des intérêts privés. Il marmonne quelque chose à propos d’un « contrat social » qu’il lui faut poursuivre et me salue avec un demi-sourire, me laissant avec l’impression que cette promenade, si elle ne m’a pas permis la solitude, m’a amené bien plus que cela.
Échanges inspirés de l’ouvrage de Jean-Jacques Rousseau : Du contrat social, ou principes du droit politique