Toute ressemblance avec des journées existantes ou ayant existé ne serait pas purement fortuite.
9h17 – Satisfecit général
« On a le taux de chômage le plus faible du département, qui est lui-même le plus bas de la région. De là à dire qu’on est les meilleurs, il n’y a qu’un pas, que je ne franchirai pas, mais tout de même, on peut se féliciter de nos résultats d’emploi. » Vous ne connaissez sans doute pas le “SPEL”, un acronyme qui désigne une instance que seuls ceux qui y sont conviés connaissent : le Service Public pour l’Emploi Local, composé des institutions et professionnels du secteur. C’est là que, invité presque par hasard, j’ai commencé ma journée en écoutant Monsieur le Sous-Préfet se gargariser de la situation de l’emploi dans l’Arrageois et le Ternois, dans une ambiance générale d’autosatisfaction.
9h21 – Fact checking
Je regarde les chiffres officiels : l’Oise a un taux de chômage plus faible et notre région est celle avec le plus haut taux de métropole – de quoi relativiser la performance. L’INSEE estime le taux de chômage sur le bassin Arrageois-Ternois à 5,8% au premier semestre 2022, soit son résultat le plus bas depuis 2003 et presque le plein emploi (taux inférieur à 5%). Cela dresse un portrait presque heureux de l’emploi sur notre territoire, et c’est marrant, ce n’est pas l’image que je m’en faisais. Je n’ai pas l’impression que la paupérisation ait connu un coup de frein, ou que le territoire, malgré tout son charme, soit une forme d’Eldorado pour les travailleurs de France et de Navarre.
9h32 – Un mirage d’Eldorado
Je me tourne vers ma voisine et lui fait part de mes doutes. Elle me répète ce que j’avais déjà entendu maintes fois : « L’emploi dans le Ternois ? Heureusement qu’on a les entreprises de l’agroalimentaire ! » Sans elles, point de salut donc. D’ailleurs, il paraît qu’Herta embauche. Je n’allais pas en rester à leurs 2,7 étoiles sur Google (lisez les commentaires qui évoquent la vision d’employés sur l’entreprise) et ça tombe bien, je connais une personne qui vient de s’y faire embaucher en intérim. Petit texto : « Alors, c’est comment Herta ? ». Réponse dans la foulée : « L’ambiance est sympa, les conditions de travail un peu difficiles, c’est sûr, mais surtout… C’est bien payé ! ». Ma voisine me confirme : en intérim, c’est plus de 3 600€ brut pour moins de 35h (contre environ 2 500€ brut pour un ouvrier en conditionnement en CDI) de travail à la chaîne, cela semble honnête, même si le travail en zone froid, de nuit et le week-end peuvent faire réfléchir. « Par contre, c’est dix-huit mois en intérim. Et c’est tout. Pour toute la vie. » Et après ? Tu peux aller toquer à la porte des autres entreprises de l’agroalimentaire du coin pour faire la même chose.
12h08 – Les cordonniers les plus mal chaussés
Un “verre de l’amitié” dans la main, je continue à exposer mes doutes en échangeant avec des participants au SPEL : « On est si bien lotis que ça niveau emploi? ». J’ai deux types de réponses : celles politiques, dithyrambiques sur le concept d'”emploi sur le territoire” ; et paradoxalement, celles personnelles des travailleurs sociaux qui me parlent de leur job. Comme ce fonctionnaire qui me dit parfois mettre sa famille de côté et répondre à ses mails pendant ses jours de congés, car sinon, il « ne [s]’en sort plus » quand il revient. Ou cette quadragénaire qui raconte que dans son agence d’une trentaine de personnes, en cinq ans, plus de la moitié du personnel est parti, depuis un changement de direction : sur la dernière année, une demi-douzaine de salariés ont fait un burn-out, le nombre d’arrêts va croissant, plusieurs plaintes ont été déposées auprès de la Médecine du Travail, l’Inspection du Travail est venue, et pourtant, rien n’a changé. « On nous dit que c’est à nous de nous adapter au “monde du travail”, qu’il faut être performant, mettre de côté nos sentiments personnels, même si on a l’impression de ne pas bien faire notre travail. »
15h16 – La loi du marché
J’en échange avec une spécialiste, conseillère en insertion professionnelle. Elle me confie qu’effectivement, le nombre de chômeurs dans le Ternois diminue, même si beaucoup de demandeurs d’emploi sont embauchés sur des contrats courts, de l’intérim, et que ceux qui ne trouvent pas sont souvent ceux qui ne sont pas prêts, pour des raisons personnelles, de formation, ou ceux dont le projet ne correspond pas au marché. Elle me parle d’une dame qui a pour projet de monter un chenil – les chiens, c’est son dada : elle a les qualifications, mais elle n’en a pour l’instant pas les moyens. La conseillère m’explique que des aides au démarrage lui ont été refusées car le secteur n’est pas jugé porteur, mais qu’on lui a proposé une formation pour être aide-soignante et deux offres d’emploi, toujours dans le médico-social, qu’elle a déclinées car ça ne l’intéressait pas. Elle est en cours de radiation et va donc sortir des chiffres du chômage.
17h48 – Avoir le pain et le couteau
Dans le marasme le plus total, je m’en ouvre à mon boulanger, qui a un nouvel emploi, puisqu’il a lancé son activité récemment. Il m’avoue que c’est difficile, ne pas se payer encore de façon raisonnable pour l’instant, mais il a la chance d’avoir mis de l’argent de côté et d’avoir perçu une allocation pour construire son projet : « J’étais employé dans le social, j’aimais mon travail les premiers temps. Mais ce qu’on me demandait n’avait plus de sens ces dernières années. Je n’avais plus le temps d’aider les gens, je faisais du chiffre. Je ne dormais plus. » Comme pour me prouver que ce n’est pas un cas isolé, quand je reprends la voiture, deux ergonomes présentent à la radio leur livre sur “le travail pressé”*, c’est-à-dire le fait d’avoir trois minutes pour donner une douche à une personne âgée ou de devoir accélérer la cadence à la chaîne ou à la caisse.
22h36 – Le choix
Je feuillète un livre terminé il y a quelques mois, l’essai de Christophe Dejours : Le choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité. Si un employeur pense le travail en termes d’objectifs chiffrés, d’indicateurs ; si dans une structure, des personnes font parfois des choses identiques en parallèle alors “qu’il suffirait qu’elles se parlent” ; ou encore si un employé est soumis à des contraintes absurdes, comme maîtriser un nouveau logiciel alors qu’on vient à peine d’être formés sur le précédent ; bref, s’il faut en faire “toujours plus”… Alors on est dans une organisation du travail industrielle. L’auteur expose la souffrance engendrée, la perte de sens au travail, et je pense aux tendances de la “grande démission” ou du “quiet quitting”, c’est-à-dire cette hausse importante des démissions depuis un an ou ce choix de plus en développé de ne faire que le strict minimum au travail. Christophe Dejours détaille ce qu’il a testé et qui fonctionne, économiquement et humainement : une organisation plus horizontale, qui part de la réalité du travail des gens, en leur laissant la possibilité de s’écouter et de coopérer. Il dit comment les salariés peuvent prendre plaisir dans leur travail, et alors comment leur implication est décuplée, ce qui profite à l’entreprise.
2h02 – Insomnie
Allez, au dodo ! Je vais être crevé demain pour aller bosser. Faudrait vraiment que j’écrive un article pour partager mon intuition que les chiffres de l’emploi importent peu, tant qu’on n’aura pas repensé le sens de notre travail.
* Le travail pressé, pour une écologie du temps de travail, de Corinne Gaudart et Serge Volkoff, ergonomes ; éditions des Petits matins.
Illustrations : Moufledalf/Dall-E 2