La chambre 216 ou comment se faire un sang d’encre au cœur de l’Amérique

Mercredi 3 mai 2023, 18h36
Pueblo, Colorado
Santa Fe Inn Motel, chambre 216 

Je voulais de l’aventure, vivre le rêve américain, me voilà servi et bloqué dans un motel pourri dans la ville la plus dangereuse du Colorado, avec une voiture en surchauffe qui fume du moteur comme un pickup climatosceptique. La police y a démantelé un trafic d’enfants le mois dernier, les organes s’y vendent à bon prix pour payer la drogue : d’après Google, j’ai une chance sur seize d’y être victime d’un crime et je n’ai pas trop envie de miser sur la chance.  Si j’avais su, je serais resté sagement à Fort Collins, cette bourgade qui a inspiré Walt Disney pour ses parcs d’attractions, où on se demande si des gens vivent derrière les façades ou si ce ne sont que des décors de cinéma. Tous mes amis ricains me l’ont répété : « Fort Collins, ce n’est pas les États-Unis ! » Alors je voulais prendre la route et découvrir les grands espaces, les montagnes rocheuses, le désert, dormir dans un motel miteux… Finalement, c’est réussi, mais je n’ai pas envie d’y laisser ma peau.  

J’avais tout prévu, mais pas de mourir. J’ai embarqué une valise avec des fringues légères pour conduire dans le grand cagnard, d’autres pour faire face aux nuits glaciales, j’ai même une couverture de survie au cas où je me retrouverais bloqué dans le désert ! Et puis, j’ai emporté deux gourdes et un gallon d’eau, des snacks a gogo pour la route, du PQ, de la crème solaire… Le réservoir d’essence était plein, on avait remis de l’huile avant de refermer le capot, puis Margie me confiait Clarice, sa Nissan Rogue de 2017, ainsi baptisée en hommage au Silence des Agneaux. Franchement, je pensais être prêt à faire face à toutes les situations. « Courageux mais pas téméraire », comme se plaît à le répéter ma mère, à raison. L’idée de partir seul sur les routes du Colorado était excitante mais stressante : conduire au milieu des pick-ups et trucks monstrueux est déjà une aventure en soi. Au bout d’une heure,  je maîtrisais les codes de la route et pouvais apprécier les paysages, les montagnes enneigées, les vastes plaines, les étendues désertiques, ou encore les imposants buildings de Denver. J’avais retenu Pueblo pour une première étape pour y passer la nuit et ensuite découvrir le Royal Gorge Bridge, le parc national des Grandes Dunes de Sable et les impressionnantes falaises de Mesa Verde.

J’effectuais une rapide recherche sur le net et trouvais un motel abordable dans le centre-ville, proposant même une piscine : avec une note de trois étoiles sur Google et vu le prix, je me suis dit que ça ferait l’affaire.

Après trois heures de route et de métal, ponctuées de quelques pauses pour instagrammer les somptueux paysages, j’arrivais à Pueblo. Le nom de la ville était exotique et les quelques photos que j’avais vues sur Google me faisaient rêver à une lieu paisible, avec une architecture héritée de la conquête de l’Ouest. J’escomptais trouver rapidement une chambre où poser mes affaires avant de partir en exploration. J’effectuais une rapide recherche sur le net et trouvais un motel abordable dans le centre-ville, proposant même une piscine : avec une note de trois étoiles sur Google et vu le prix, je me suis dit que ça ferait l’affaire (note pour plus tard : penser à lire les commentaires). Arrivé sur le parking, je découvrais un motel en tous points conforme à ceux de la télé et coupais le contact avec Clarice, qui a commencé à fumer du capot : remettre de l’huile avant le départ était une bonne idée, repositionner le bouchon en aurait été une encore meilleure. Avec trois heures sous le soleil du Colorado et sur des routes cabossées, le moteur était brûlant et imprégné d’huile. Hors de question de repartir, mais j’étais arrivé à destination et avais trouvé où passer la nuit – même si la piscine était finalement aussi asséchée que les abords de la ville.

Le réceptionniste se montrait accueillant, me proposant une chambre simple non-fumeur à un prix raisonnable : « J’espère que la climatisation fonctionne dans celle-là », m’avait-il lancé en me remettant la carte d’accès à la chambre 216. J’en profitais pour demander où dîner et prendre un verre.
Vous pouvez trouver des bars et restaurants à quelques rues d’ici. 
– Je peux y aller à pieds ? 
– Oui… Mais vous feriez mieux de prendre votre voiture.
– Je ne connais pas du tout le coin. C’est plutôt tranquille ou dangereux par ici ?
– ­Ça dépend des endroits. Je vous conseille de ne pas aller dans les quartiers derrière le pont. Mais ici, ça va. Et on s’assure que personne ne rentre dans l’enceinte du motel.
Je venais de passer dix minutes sur le parking sans que personne ne s’en inquiète, mais après tout, j’avais sans doute la tête d’un client. Je quittais le réceptionniste qui m’avait griffonné le mot de passe pour le wifi : groundhog223. Un lieu choisissant “marmotte” comme mot de passe ne pouvait être foncièrement mauvais. Je gagnais ma chambre et constatais en ouvrant la porte qu’elle avait dû passer en non-fumeur très récemment. Je voulais un motel miteux, c’était réussi. Mais j’avais un lit et une douche. En me jetant sur le matelas, j’apercevais une étrange tâche rouge sur le mur jauni, puis une autre au-dessus du lit, et une troisième encore sur un mur. Du sang, à n’en point douter, et pas d’un moustique écrasé. Ça devait sembler tellement normal ici que personne ne s’était donné la peine de le nettoyer.

En me jetant sur le matelas, j’apercevais une étrange tâche rouge sur le mur jauni, puis une autre au-dessus du lit, et une troisième encore sur un mur.

Je commence donc à flipper : un touriste francais esseulé est une cible facile et doit sans doute avoir un peu de pognon – et quelques organes. Pas moyen de reprendre la route avec un moteur brûlant et saturé d’huile. En allant chercher mes affaires dans la voiture, je remarque un solide pied de table en bois sur la banquette arrière qui pourrait me servir, à défaut d’autre chose. Au Colorado, les armes sont en libre accès, on peut même se promener un flingue à la ceinture : j’ai l’air malin avec mon pied de table. En remontant, je constate que la porte est également couverte de coulées rouges, si nombreuses que je n’ose penser qu’il s’agit d’hémoglobine. J’envoie quelques photos à mes camarades du Gobelin, en essayant de m’amuser de la situation : « C’est peut-être mon dernier message alors : Macron démission ! » Non, vraiment, ça manque de panache pour des derniers mots. Impossible de dormir ici, ou même d’y passer la nuit en surveillant la porte avec un pied de table à la main. Je consulte Margie qui me confirme que ce n’est pas une déco habituelle aux Etats-Unis et on se dit que je ferais mieux de me casser de là. Elle m’envoie l’adresse d’un magasin de pièces auto qui ferme à 22h pour choper un bouchon de réservoir et demander conseil. Je rembarque mes affaires dans la voiture et retourne à la réception. 
– Désolé, mais je ne vais pas rester. Il y a du sang sur les murs de la chambre.
– Comment ça ?
– Voyez ces quelques photos. Je ne me sens pas trop dormir là. Pensez à nettoyer les murs. 
– OK, monsieur. Bonne soirée.
Le réceptionniste se montre beaucoup moins avenant et referme rapidement l’hygiaphone. Je reprends la route avec Clarice, qui n’a pas vraiment eu le temps de refroidir.

En remontant, je constate que la porte est également couverte de coulées rouges, si nombreuses que je n’ose penser qu’il s’agit d’hémoglobine.

J’arrive dans une zone commerciale. La nuit commence à tomber mais le magasin de pièces auto est toujours ouvert. J’achète le bouchon de remplacement et demande conseil au vendeur.
– Effectivement, si ça chauffe trop, ça peut prendre feu. À votre place, j’irai dans une station de lavage pour nettoyer tout ça à l’eau.
À mesure que le jour disparaît, les voitures quittent le parking et ne restent qu’une dizaine de sans-abris, dont les démarches me rappellent les terrifiants reportages que j’ai vu sur la “drogue des zombies” qui ravage les Etats-Unis et les cerveaux. J’ouvre le capot pour remettre de l’huile, m’assure que le bouchon est bien en place cette fois et vide mon stock d’eau potable pour nettoyer comme je peux le moteur, avant de déguerpir, direction une station de lavage à quelques kilomètres. Je m’y gare pour laisser refroidir l’engin avant de le passer à la douche. La station est le seul lieu éclairé du quartier et les clients de la boutique ont un style vestimentaire et des tatouages qui me donnent l’impression d’être dans une série américaine racontant une guerre des gangs plutôt que dans une comédie romantique de Noël. Message de Margie : « Même si la voiture chauffe, j’ai le sentiment que tu devrais partir maintenant. N’attends pas que le moteur refroidisse ou de le laver. Dégage de là. » Bien reçu : je claque le capot et file vers le nord. La lune a disparu derrière des nuages noirs, transpercés par des éclairs grandioses. Derrière moi, la ville la plus criminelle du Colorado ; devant, un énorme orage de montagnes. Je me dis que, au moins, la pluie refroidira le moteur.

Je roule à faible allure pour éviter l’incendie, tandis que des pickups et motos filent bien au-delà des 88 miles à l’heure de Retour vers le futur. J’entre dans la tempête : c’est le déluge, on n’y voit pas plus que dans le trou du cul d’un taureau par une nuit sans lune, sauf lorsque les éclairs déchirent le ciel jusqu’à éblouir les conducteurs. Après quelques miles de conduite à l’aveugle, je m’extrais de l’orage et aperçois une sortie d’autoroute. Je me gare dans une petite rue d’un quartier résidentiel, coupe directement le contact et respire un grand coup. Je prends mon téléphone pour voir où je suis et informer Margie que jusqu’ici, tout va bien. Lorsque je relève la tête, je discerne un homme sorti de sa maison qui s’avance vers la voiture. Il m’apparaît immense, ogresque, avec une mine patibulaire et terrifiante. Je mets un coup de clé, rien. Je me rends compte que le levier de la boîte automatique est mal enclenché. Deuxième coup de clé : Clarice se réveille et je dégage de je ne sais où vers je ne sais où, mais le plus loin possible. Je finis finalement par arriver à Colorado Springs, sous une pluie normale, et trouve une station service : je dois remettre de l’essence si je veux regagner la paisible ville de Fort Collins. Ma principale inquiétude est maintenant que le moteur prenne feu alors que je fais le plein : ça au moins, ça aurait du panache. Finalement, pas d’incendie ou d’explosion grandiose. Je repars sans encombre, le ciel s’est dégagé, il me reste deux heures de route sous les étoiles. Je vais avoir le temps de réfléchir à mes derniers mots pour être prêt quand mon heure sera venue. Mais pas aujourd’hui.


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